Bernard Vandermersch
1. Le placenta oublié.
Ce titre m’est venu à partir de la méconnaissance assez générale d’un fait pourtant banal et que révèle l’expression non moins banale : « Il va falloir que je, que tu, qu’il coupe le cordon ombilical ». Celui qui parle ne doute pas un instant qu’il s’agit, ce faisant de prendre ses distances avec sa mère. Or le cordon ombilical ne relie pas l’enfant – directement – à sa mère mais au placenta, lequel est une partie différenciée des caduques, « celles qui doivent ou peuvent tomber », qui entourent le fœtus et sont une partie de lui-même. Le placenta, premier objet dont l’enfant doit se séparer, est perdu (1) jusque dans la mémoire et l’enfant n’aura guère de représentation de la part de lui-même qu’ainsi il a abandonné. (Il est rare qu’on en fasse des photos comme souvenir). J’ai toutefois connu une femme dont le placenta avait été enterré au pied d’un rosier. C’était semble-t-il une coutume du lieu. Elle en avait conçu un amour des fraises qu’elle attrapait directement avec la bouche car son père lui avait interdit d’y toucher !
Dans un article du Monde annonçant le dernier progrès : l’utérus artificiel, on cite une certaine Rosemarie Tong, féministe et spécialiste de bioéthique de l’université de Caroline du Nord, qui fait remarquer que « les enfants nés d’une machine auront des organes génitaux mais pas d’ombilics. Ils seront de simples créatures du présent et des projections dans l’avenir, sans connexions signifiantes avec le passé. C’est là une voie funeste et sans issue.» J’avoue ne pas bien comprendre pourquoi ces bébés n’auraient pas de nombril… Mais l’idée avancée est bien celle d’un malheur lié à la dissociation parfaitement accomplie entre reproduction, sexualité et filiation. Un enfant est avant tout issu d’une lignée sans doute mais une lignée, si prestigieuse soit-elle, ne fait pas un sujet.
2. L’objet cause du désir.
Cette place et ce destin du placenta en font le prototype imaginaire de toute une série d’objetsdétachables du corps dans un champ ambigu entre mère et enfant (sein, fèces, regard, voix) et qui vont venir dans l’inconscient causer le désir. A la différence du placenta, ces objets sont l’effet de la parole, la conséquence de ce que le besoin de l’enfant en passe par le langage.
L’important est de voir que ces objets auxquels est attachée une certaine jouissance doivent être cédés par le sujet pour lui servir de support. Un sujet en effet n’est rien que ce qui est supposé parler mais qui ne peut être dit. C’est un trou dans le langage. C’est d’ailleurs dans les accrocs de la parole qu’il se manifeste le mieux.
Le sujet en tant qu’il n’est qu’un manque se sépare de cet objet pour se parer d’un être, se donner un être dans ces objets : il se fait voir (regard), entendre (voix), chier (fèces), sucer (sein).
Le placenta mériterait bien d’être appelé notre premier parent dans deux sens différents. Imaginairement il est ce qui protège et nourrit. Mais aussi en un sens plus conforme à l’étymologie et justement en ceci qu’il est le prototype de ces objets qui procurent – en latin parere, d’où vient parentes, ceux qui procurent – un être au sujet de la parole.
L’important est premièrement le fait que cet être que le sujet se donne échappe à sa connaissance, deuxièmement que ceci n’est possible que si le désir des parents et surtout celui de la mère sur ce qu’il doit être reste assez énigmatique au sujet pour qu’il puisse y répondre par ces objets. Or aujourd’hui il y a une demande de savoir qui tend à supprimer toute opacité, une exigence de transparence. C’est au nom de la prévention qu’on inflige aux enfants tout un discours sur la sexualité, ses périls ou ses joies qui ne me semble pas tellement les aider à soutenir leur désir, discours dont le « timing » est forcément raté puisqu’il ne répond pas à une demande de savoir de la part de l’enfant.
3. La castration.
C’est donc par une sé-paration que le sujet se procure un désir. Que cet objet soit cause du désir n’empêche pas que sa mise en place nécessite ce qu’on appelle la castration. C’est-à-dire une interprétation sexuelle du désir de la mère. D’où l’importance de l’histoire oedipienne et du drame qui se joue avec les parents, non pas en tant que géniteurs cette fois, mais en tant que couple homme-femme pris dans le désir sexuel.
Si l’exigence d’amour de l’enfant lui fait préférer les liens de tendresse et craindre les manifestations de la vie sexuelle de ses parents au point de les refouler (à condition que leur comportement le lui permette), ce n’est pas cet amour tendresse pourtant qui suffira à affermir son désir sexuel.
En effet, à la différence de l’amour tendresse, le désir est fondé sur une dissymétrie radicale entre le sujet et l’objet et donc une dissymétrie des places des hommes et des femmes quand ils entrent dans le jeu du sexe, le seul qui sans doute résiste à la parité et au principe « Ne fais pas à ton prochain ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ».
4. La fonction du père.
Grosso modo il semble bien que l’exercice futur de la sexualité soit facilité chez ceux dont le père voit dans sa femme l’objet cause de son désir et dont la mère soutient ce semblant. Une dissymétrie ici reste irréductible (et même s’il s’agit d’un couple homo).
C’est la fonction du père en tant que père (et non en tant que « seconde-mère ») d’apprivoiser le réel du sexe, « de rendre ce sexe apte à la jouissance ». (Melman). Cela en nouant un pacte symbolique avec le sujet : si son enfant consent à une certaine perte ( pas tant perdre la mère que de ne pas se faire son objet) il aura les insignes qui lui permettront de s’affronter le moment venu à la jouissance sexuelle. Le respect attaché à ce père est donc moins lié à l’amour dont il témoigne qu’au désir qu’il assume.
Cette fonction paternelle apparaît avec plus d’évidence dans les situations qui peuvent la mettre en échec. Par exemple celle des jeunes gens pris entre deux cultures suffisamment différentes. Il arrive souvent que le fils rejette la culture du père avec les limitations de jouissance que celle-ci exige de ces membres, mais que la culture du pays d’accueil où il souhaite s’inscrire ne lui offre pas en échange de son consentement à des exigences différentes mais pas moins sévères la reconnaissance attendue. De ce fait certains y trouveront un alibi pour refuser toute amputation de jouissance, toute castration pouvant les faire reconnaître comme hommes dans la société.
A défaut d’être reconnus d’un côté comme de l’autre ces jeunes se retrouvent devant l’horreur et la terreur d’un sexe non apprivoisé. Sans la fonction tempérante du père ils sont soumis au déferlement d’un surmoi non bridé ordonnant la jouissance. D’où l’alternance de fuite et de violence.
En fait la carence paternelle n’est pas seulement le fait de ces circonstances contingentes. Depuis plus d’un siècle on assiste à un déclin de la référence paternelle avec un certain déclin de la primauté de la jouissance sexuelle et, en réponse au déclin du pacte symbolique de la parole, une inflation concomitante des contrats écrits, une juridisation des rapports humains. De même on assiste à une relative dévalorisation du désir (lié au père et à la castration) au profit de la recherche de jouissances sans perte, sans prix à payer. Ce n’est pas sans créer des difficultés aux enfants et cela se traduit notamment dans cette sorte de labilité de leurs investissements de désir. La signifiance phallique a constitué jusqu’ici ce qui permettait à un sujet de s’orienter. Aujourd’hui avec l’estompement de ce pôle implicite, tout doit être dit et explicité, jusqu’aux règles élémentaires des rapports entre les humains.
5.Quelques constats sociologiques.
Jusqu’à ces dernières décennies, le couple parental et le couple sexuel étaient supposés idéalement coïncider. Cela faisait le plus souvent un tableau à la Picasso mais c’était ce qui se donnait à voir.
Or les mœurs et la législation viennent aujourd’hui clairement les distinguer.
Ces dernières années (entre 1999 et 2003) ont vu apparaître le Pacs, la réforme de la prestation compensatoire, la revalorisation des droits du conjoint survivant et ceux des enfants adultérins ainsi que la réforme de l’autorité parentale mettant sur un pied d’égalité chaque parent et consacrant la fin de l’autorité paternelle au prix d’un appel plus fréquent à la loi.
Selon Valérie Feschet, ethnologue, ces importantes modifications s’articulent autour de deux principes forts : 1. l’égalité entre les sexes, les époux, les enfants, les mariages successifs et 2. la libertécitoyenne de toutes les sexualités. Je dois faire ici une importante restriction oubliée par la sociologue : la pédophilie recueille toute l’opprobre retirée aux autres formes de jouissance. Sans doute la liberté citoyenne des sexualités ne signifie pas leur égalité. Un couple homosexuel peut être conjugal grâce au Pacs mais la loi fait une distinction entre couple pacsé et couple marié. D’ailleurs cette distinction paraît suffisamment forte pour nourrir une puissante revendication en faveur du mariage homosexuel.
Cependant il est clair que le « progrès » est dans la conquête d’une stricte égalité entre couple homosexuel et couple « mixte » avec droit à l’adoption d’un enfant qui aura le droit de porter les deux noms dans un sens ou dans l’autre…
Toute réserve sur d’éventuels inconvénients ne peut être le fait que d’une position réactionnaire.
Egalité encore entre les enfants. Mais aussi droit de l’enfant « à être aimé et à aimer autant son père que sa mère ». Et cela par delà le divorce éventuel des parents. Ceci aboutit à scinder radicalement couple conjugal et couple parental.
Car intervient ici le deuxième principe : liberté de la sexualité des parents et le droit des parents à l’amour. « L’amour passion est réhabilité comme motif honnête de la conjugalité » La distinction des principes de l’alliance et de la filiation autorise un père ou une mère à aimer une autre personne en restant légalement parent à part entière.
L’ethnologue montre que c’est ce deuxième principe, la liberté de la sexualité des parents, qui vient faire limite à ce qui serait « l’empire des enfants ». En fait cet empire supposé me semble surtout être un immense piège où l’on fait de plus en plus jouer à l’enfant un rôle d’adulte en lui ôtant cependant la responsabilité de ses actes. Ainsi la parole de l’enfant doit être prise en compte mais son mensonge éventuel sera couvert par son immaturité. D’autre part cette nouvelle liberté sexuelle des parents est souvent confondue avec un droit à l’exhibition de leur jouissance devenue légale. Une nouveauté en ce domaine est la situation d’enfants dont le père (ou la mère) fait un coming out homosexuel plus ou moins fracassant. Ici encore ce n’est pas tant les particularités du désir qui sont à mettre en cause que le défaut de pudeur et de retenue qui parfois l’accompagne.
Il y a en tout cas au plan de la société un renversement symbolique fondamental en ceci que « aujourd’hui les relations de parenté ne se structurent plus autour de l’idée d’un mariage fondateur déterminant les relations de la famille une fois pour toutes ». Dans le nouveau droit le mariage s’écarte de sa fonction de cellule sociale (2) pour symboliser plutôt un nouveau droit : le droit à l’amour.
6. Quelques conséquences.
Cette promotion des droits de l’amour (à entendre ici dans le sens de droit à la jouissance sexuelle) ne va pas sans conséquences.
La première est que l’échec du couple à trouver une jouissance qui convienne ne peut plus être imputable à quelque mauvais arrangement de la société puisque celle-ci met tout en jeu pour ne pas s’opposer à l’union amoureuse. Dès lors chacun n’a qu’à prendre sur soi ou rejeter sur l’autre la cause de l’échec de cette union. Or l’amour, fondé sur l’idéalisation, est par nature précaire. Il est ce qui vient masquer le défaut radical « chez les trumains (3) » d’un rapport naturel entre les sexes. Présent, il vient souvent faire obstacle à la jouissance sexuelle attendue ; absent, il rend la relation conjugale terne ou insupportable. Dans ce climat d’insatisfaction ou de culpabilité l’enfant sera facilement tenu pour la cause des ennuis, surtout s’il n’est l’enfant que de l’un des deux.
Mais en raison d’un même déni du défaut de ce rapport sexuel, en cas de divorce il faudrait avant tout que l’enfant ne souffre pas. Ce souci, plutôt sympathique, amène en consultation des enfants sans aucun symptôme pour le seul motif de prévenir toute séquelle éventuelle d’un traumatisme qu’ils n’ont pas vécu!
Je rappelle la distinction faite ici entre différents types de jouissance. Le désir se soutient du manque de l’objet. Le sujet en prend la responsabilité et en assume le prix aux fins d’accéder à la jouissance sexuelle. La jouissance qui se propose aujourd’hui est bien plutôt de jouir de cet objet sans considération pour ce qui y donnerait accès et cela constitue un impératif pas moins surmoïque pour le sujet.
Prenons un exemple caricatural que j’ai eu à connaître il y a une vingtaine d’années. Un homme et une femme d’excellente allure l’un et l’autre se présentent à la consultation du Professeur X pour obtenir de lui qu’il procède à une fécondation in vitro d’un ovule de la dame par le sperme de l’homme. Pourquoi cet intermédiaire généralement inutile pour faire un enfant ? En effet l’un et l’autre sont tout à fait bien constitués et ne souffrent d’aucune stérilité. Le problème est le suivant : monsieur est un homosexuel strict qui avec l’âge sent en lui vibrer la fibre paternelle. Madame est une amie de longue date de monsieur, elle a de nombreux amants mais ne peut envisager d’avoir un enfant de l’un d’eux. Le désir qu’ils ont l’un et l’autre d’avoir un enfant et la certitude qu’ils formeraient un couple idéal pour l’élever, ne peut aller jusqu’à les amener à la copulation. Pas ce prix-là. Je leur ai fait remarquer que leur solution était parfaite. Ils avaient réussi à supprimer tout lien apparent entre sexualité et filiation. Le seul inconvénient étant de savoir comment le désir de leur enfant éventuel s’accrocherait à un mur si lisse, si propre, si débarrassé de toute saleté sexuelle.
Ce qui est frappant est la violence paradoxale exercée sur l’enfant au nom de son droit à jouir lui aussi sans les contraintes de castration. Ces enfants qui ne doivent plus subir la moindre douleur (au risque de les initier à la toxicomanie), à qui on parle précocement de sexualité pour les mettre en garde contre le pédophile qui se cache dans le père, qu’on écoute sans toujours distinguer les registres imaginaire ou réel de leur parole, est de plus en plus exposé à la violence d’un monde où l’objet cause du désir – qui ne joue sa fonction que voilé – est de plus en plus démasqué que ce soit dans le langage, dans les images voire dans ses évocations métaphoriques de plus en plus souvent explicites. Il y a de moins en moins de zones d’ombre où la subjectivité de l’enfant trouverait à se réfugier. Les enfants sont dès lors contraints à tenir des discours politiquement corrects sans sujet. La jouissance des adultes ne limite aucun empire des enfants, elle pénètre sans vergogne le vert paradis des amours enfantines en leur rendant difficile voire en annulant leurs efforts pour consentir à la séparation qui fera d’eux des adultes désirants. Ainsi cet exemple qui vient de m’être rapporté et qui conclura sur une note moins grave. Une petite fille se sépare de son doudou. A la crèche, la voyant sans son doudou, on s’inquiète. On téléphone à la mère en urgence pour s’enquérir de l’objet : « votre fille ne pourra pas dormir, elle a perdu son doudou ! ».
Merci de votre attention.
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1. Pas perdu pour tout le monde car certains laboratoires les récupèrent.
2. En fait cette évolution si facile donne à penser que le mariage et la famille qu’il instaure n’ont peut-être jamais été les véritables support du lien social mais seulement la reproduction au niveau moléculaire d’un principe plus général concernant les rapports du peuple au souverain.
3. Néologisme de Lacan utilisé dans le séminaire Le moment de conclure (1977-78)