Stéphane Thibierge
Je vais vous parler donc, dans le cadre de ce cycle de conférences sur un certain nombre de syndromes psychotiques, du syndrome d’illusion de FREGOLI. Je ne vais pas vous faire un topo sur l’historique de ce syndrome, j’en parlerai un peu , mais je vais l’aborder directement par ce qui m’a intéressé dans la façon dont j’ai pu le travailler, et rattacher par là ce que nous présente ce syndrome au fil de nos interrogations au cours de cette série de séminaires.
Je partirai du point suivant, très simple en apparence, qui me parait un bon point de départ . Ce qui caractérise un sujet normal – ce qu’on appelle normal – un sujet qui n’est pas psychotique, pour faire bref, c’est ceci : disons que notre rapport à la réalité a ceci de caractéristique qu’il est fondé précisément sur le fait que la réalité, en principe, nous la reconnaissons. Nous la reconnaissons au sens où, lorsque nous nous levons le matin, nous ne sommes pas étonnés de retrouver les mêmes objets, les mêmes personnes, les mêmes numéros de téléphone à leur place. Nous reconnaissons.
Or, ce qu’il y a de curieux, c’est que lorsque nous réfléchissons un peu, nous remarquons que le fait que nous reconnaissons ainsi la réalité, va de pair avec un autre fait tout aussi remarquable, qui est que nous n’identifions, à proprement parler, rien dans cette réalité. Nous n’identifions rien et c’est la condition à laquelle est subordonné le fait que nous reconnaissons. Si la réalité nous est familière, c’est parce que précisément nous n’identifions à peu près rien. Je dis à peu près, parce qu’en réalité bien sûr, il arrive que nous identifions quand même quelque chose. Lorsque nous identifions quelque chose, c’est-à-dire lorsque quelque chose vient faire rupture dans le ton de continuité dans lequel nous recevons la réalité, quand quelque chose se signale de façon telle à notre attention, que nous puissions dire que nous l’identifions, eh bien en général ça s’accompagne de surprise, voire d’angoisse, avec les corollaires de l’angoisse, c’est-à-dire ça peut aller jusqu’au passage à l’acte.
La réalité que nous reconnaissons, est fondamentalement monotone et c’est pour cela que nous la reconnaissons . Si je vous évoque ceci comme point de départ, c’est parce que le syndrome dont je vais vous parler, qui a été appelé le syndrome d’illusion de Frégoli, a ceci de tout à fait notable qu’il nous présente un trait structural des psychoses, mais qu’il nous le présente d’une façon remarquablement isolée, remarquablement spécifique, qui tient à ce que dans ce syndrome, c’est exactement l’inverse : le sujet identifie, il identifie constamment. Il ne reconnaît pas, il identifie et c’est cela qui fait tout l’intérêt de ce syndrome il identifie un objet qui a pour caractéristique d’être toujours un et le même.
Alors, je vais vous dire un mot d’abord sur le contexte historique dans lequel ce syndrome de Frégoli a été découvert et ça permet d’ailleurs de faire la remarque suivante : ces syndromes dont nous nous occupons au cours de cette série de conférences : le syndrome de Cotard, l’automatisme mental, le syndrome de Frégoli, par exemple ils ont pour caractéristique de ne pas être des syndromes qui aujourd’hui sont spécialement connus des cliniciens. Je ne crois pas que dans le DSM, dans sa version actuelle, ils soient répertoriés comme tels. Or, ces syndromes, nous les avons hérités d’une période de la psychiatrie française qui s’est avérée exceptionnellement féconde précisément en ceci, que les cliniciens comme DE CLEREMBAULT,ou comme ceux qui ont découvert le syndrome de FREGOLI, COURBON , FAIL. Ces cliniciens, ce n’était pas des gens très versés dans la psychanalyse…. Mais, ils étaient attentifs à ce que disait le malade et ils ont été attentifs à isoler les traits les plus caractéristiques, les traits que nous pourrions dire structuraux de ce que ces malades disaient. Et c’est ça qui leur a permis de dégager, à travers ces syndromes qui ont l’air comme ça d’être des choses un petit peu curieuses, des étrangetés à ranger au rayon des curiosités psychiatriques, ils ont isolé à travers ces syndromes des traits fondamentaux de la psychose, c’est- à- dire pas des choses locales, mais des traits fondamentaux. Et c’est un des mérites de l’ouvrage de Marcel CZERMAK ” Passions de l’objet”, ainsi que cet autre qu’il a publié tout récemment qui s’intitule ” Patronymies”, comme vous savez,- mais Passion de l’objet” ça fait déjà maintenant plus de dix ans que c’est publié,- c’est un des mérites de cet ouvrage que d’avoir attiré l’attention des analystes sur le fait que nous trouvons dans cette clinique classique, fréquemment oubliée aujourd’hui, les voies d’un abord structural extrêmement instructif des psychoses.
Alors, le syndrome de FREGOLI d’un mot, comment est-il apparu ? D’abord, en quoi est-ce qu’il consiste ? Il consiste en ceci que le sujet, comme je vous le disais tout à l’heure, identifie toujours le même, le même persécuteur en lieu et place des autres auxquels il peut avoir affaire ou côtoyer. Dans le cas princeps, dans le premier cas qui a été identifié en 1927, la malade, c’était une femme, disait qu’elle était persécutée par l’actrice ROBINE, grande actrice de théâtre de l’époque, et elle disait ” Robine m’envoie des influx, elle m’impose des actes, elle m’oblige par exemple à me masturber à certains moments, et elle fait tout cela sous des déguisements les plus divers”.
C’est-à-dire que non seulement Robine est capable de prendre l’apparence de n’importe qui, mais elle est capable de transformer l’apparence des gens. Ce qui fait que cette malade disait comment à travers ceux ou celles à qui elle avait affaire, en réalité elle n’avait toujours affaire qu’au même : Robine. Elle donnait donc à ce persécuteur, à ce qui la tourmentait de cette façon, un nom, et elle lui donnait toujours le même nom, Robine. Ce nom était si vous voulez, pour elle, cette malade, ce nom était 1’identification par elle de ce qui était au principe de ce qui la persécutait. Alors, le nom, je vais l’écrire au tableau, je 1 “écris : N, tout simplement pour désigner son importance. Vous remarquerez que dans des syndromes comme le syndrome de Cotard, comme le transsexualisme, voire même dans l’automatisme mental, le Nom, en particulier le nom propre est très fréquemment atteint, il est touché, il n’opère plus. C’est un trait commun à cette série de syndromes. Et dans le syndrome de Frégoli, cette atteinte du nom propre est exemplaire, puisque tous les noms propres des autres auxquels le sujet a à faire, de même que toutes leurs images, toutes leurs apparences, sont réduits à un seul et même nom propre: Robine. Dans ces syndromes le nom nomme toujours le même UN.
Je fais ici un petit retour en arrière. Je disais en commençant que ce qui caractérise le névrosé, c’est que la réalité qu’il connaît, il la reconnaît au prix de ne rien identifier. Et il est vrai que notre rapport à la réalité n’est supportable qu’à la condition d’être fondamentalement, on peut dire ça comme ça, abruti. Il faut que nous soyons relativement abrutis pour supporter la réalité. Vous savez que Lacan désigne cela sous des termes spécifiques mais très précis, puisque ce que nous refoulons, ce que nous tempérons ainsi, en identifiant jamais rien ou si peu dans la réalité, c’est ce que Lacan appelait la jouissance. La jouissance, ce n’est pas du tout quelque chose qui nous est familier, contrairement d’ailleurs à ce que pourrait nous laisser croire l’époque dans laquelle nous vivons, une époque, qui, pour des raisons complexes, qui tiennent aux modalités contemporaines du marché, de l’échange, du commerce, etc., nous vivons une époque qui tendrait plutôt à dire au sujet: “Eh bien vas-y, tu peux jouir, tu peux jouir autant que tu veux ! ” On pourrait penser que cet impératif est un impératif plaisant, agréable. En réalité, il n’en est rien. Nous constatons en clinique, aussi bien chez chacun qu’à l’échelle sociale, que cet impératif moderne est essentiellement angoissant. Pourquoi ? Parce que nous ne supportons pas la jouissance, je veux dire les névrosés, les gens ordinaires ne supportent la jouissance que dans la mesure où elle est tempérée, c’est-à-dire dans la mesure où elle nous permet d’éprouver notre être comme un corps et comme un corps ayant une unité, comme un corps que nous nous représentons comme permanent, comme le même. C’est ce que je vous disais tout à l’heure, le matin nous nous réveillons, nous nous voyons dans la glace, nous nous reconnaissons.
Cette sorte de manière dont nous parvenons plus ou moins bien, ou plus ou moins mal, à faire en sorte que la jouissance, pour nous, soit compatible avec la forme unitaire d’un corps, ça ne va absolument pas de soi. Et si je me permets de faire cette remarque en commençant, c’est que ces syndromes dont nous parlons cette année dans les psychoses, le syndrome de Cotard, le transsexualisme, le syndrome de Frégoli, les toxicomanies aussi, ce sont des structures cliniques dans lesquelles le rapport du sujet à la jouissance n’est Absolument pas agencé de la même manière que pour nous. Autrement dit, la conséquence, c’est que le corps auquel nous avons à faire chez de tels sujets et dans de tels syndromes, n’est pas celui par rapport auquel nous nous orientons d’habitude. Quand vous examinez quelqu’un présentant un syndrome de Frégoli, si vous essayez de vous repérer par rapport à l’idée que vous vous faites de ce qu’est un corps pour nous normal, c’est-à-dire, un et organisé avec des organes tels que les répertorie l’anatomie, vous n’avez aucune chance de vous en tirer. La seule chance que vous ayez de vous en tirer, c’est de suivre les propos de ces malades, et les propos de ces malades donnent les coordonnées d’une jouissance et d’un corps absolument inintégrables à l’image du corps, c’est-à-dire à l’image spéculaire.
Justement, sur cette question de l’image spéculaire, le syndrome de Frégoli, est tout à faire remarquable. C’est un syndrome qui n’est pas aussi rare qu’on le pense. Une fois qu’on l’a repéré, on découvre qu’il n’est pas si rare que ça. Le syndrome de Frégoli, c’est un syndrome dans lequel de manière exemplaire, l’image du corps et le Nom qui désigne cette image sont séparés. L’image du corps si vous le voulez bien, je vais l’écrire de la manière dont Lacan l’écrit très simplement, mais ça change quand même les choses de l’écrire comme ça, je l’écris: i.
Si j’écris au tableau, ce n’est pas pour le plaisir d’écrire au tableau, c’est parce que j’attire votre attention sur ce fait que, dès lors qu’on écrit les choses, justement on ne se trouve plus dans les coordonnées, dans l’horizon habituel qu’on appelle celui de la reconnaissance. Quand on écrit, on a affaire à des lettres et les lettres, c’est quelque chose qu’on ne reconnaît pas, mais qu’on identifie. C’est même si vous y réfléchissez, un des seuls objets qu’en tant que névrosé nous serions capables d’identifier. Par contre, nous ne reconnaissons pas les lettres. Si vous êtes dans un endroit que vous connaissez plus ou moins, mais que vous n’êtes pas sûrs de connaître, vous allez vous dire “tiens, c’est comme ça, oui … “, en réfléchissant un peu, vous pouvez vous dire “oui, finalement je connais cet endroit”. Mais si je vous écris par exemple la lettre “a”, bien sûr vous avez l’impression que vous la reconnaissez, mais en réalité vous ne la reconnaissez pas, vous l’identifiez. Vous ne pouvez pas la reconnaître, vous ne pouvez pas arriver en la regardant, en l’examinant attentivement, à vous dire “oui, finalement c’est bien là quelque chose que je connais et que je reconnais”. La preuve, c’est que si je vous écris une lettre comme ça: * (caractère chinois) vous ne la reconnaissez pas. Ou bien vous l’identifiez ou bien vous ne l’identifiez pas, mais vous ne pouvez pas dire que vous la reconnaissez plus ou moins : ” oui, c’est vaguement ça”.Non, c’est: (” j’identifie ou je n’identifie pas”.
C’est important de souligner ce caractère de l’écriture et de la lettre, parce dès lors qu’on passe à l’écriture, on est capable, même lorsqu’on ne s’en rend pas compte, de repérer des choses que l’on ne repère absolument pas quand on se fie à ce qu’on croit entendre par exemple de ce qui nous est dit. Si je fais cette remarque, c’est que ces psychiatres qui ont découvert le syndrome de Cotard, de Frégoli, etc … c’étaient des psychiatres, , quand vous lisez leurs textes, vous vous apercevez que ce n’étaient pas nécessairement des gens brillants., mais ils avaient cette habitude excellente et qui malheureusement aujourd’hui est en train de plus ou moins se perdre : les propos de leurs malades, ils les écrivaient systématiquement. Et en les écrivant, qu’ils s’en rendissent compte ou non, ils situaient les choses sur un plan qui n’avait plus aucun rapport avec ce qu’ils croyaient en comprendre.
Vous assistez ainsi, lorsque vous lisez les textes sur ces syndromes, et sur la manière dont ils ont été découverts, à un phénomène très étrange Et la description du syndrome, sa caractérisation, sont faites par ces psychiatres, de façon remarquable. Par contre, le sens qu’ils leur donnent, les explications qu’ils leur cherchent, sont le plus souvent décevants. Autrement dit, quand ils cherchent à comprendre, à reconnaître, ils se trompent mais quand ils notent ce qui est livré à leur observation, notamment ce qu’ils en couchent sur le papier, là, ils ne se trompent pas.
Et c’est comme cela que le syndrome de Frégoli a été découvert par COURBON et FAIL Ils se sont rendu compte de ceci, que la patiente, la malade, nommait toujours identiquement ce dont elle parlait comme la persécutant. Et c’est à partir de là, à partir des caractéristiques grammaticales du syndrome, qu’ils ont été amenés à l’isoler comme tel.
Un autre point mérite d’être brièvement relevé, c’est que ce syndrome nous montre l’importance des déterminations logiques et des déterminations de structure en clinique. Je veux dire qu’il n’a pas été découvert n’importe quand, il a été découvert en 1927. En 1923, Joseph CAPGRAS et Jean REBOUL-LACHAUX avaient isolé un syndrome très curieux, qu’ils ont appelé syndrome d’illusion des sosies. Pour arriver au syndrome d’illusion des sosies, CAPGRAS avait remarqué chez une persécutée délirante, un petit quelque chose qui l’avait retenu. Il disait voilà, c’est une persécutée, mégalomane, délire de persécution et de grandeur, tout cela c’est classique, mais il y a quelque chose qui ne colle pas dans ce genre de tableau, c’est que cette femme à chaque qu’on lui présente la même personne, elle dit : ” c’est pas la même personne, je reconnaît les traits, c’est à peu près le même visage, c’est à peu près la même apparence, mais en réalité, ce n’est pas la même personne c’est un sosie. “CAPGRAS a isolé dans ce tableau un peu particulier, quelque chose qu’il a dit être un symptôme très particulier, et il a décrit ce symptôme. Ensuite, il a eu l’occasion d’observer une autre malade, qui présentait le même symptôme, et ça leur est apparu suffisamment important à ces psychiatres pour qu’en à peine deux ans, on distingue ce symptôme comme un syndrome : ils avaient pigé qu’il y avait là, quelque chose qui dépassait simplement le coté phénoménologique, descriptif de la maladie, mais qui nous donnait un trait structural qui méritait d’être isolé au titre d’un syndrome. Dans le syndrome d’illusion des sosies, au fond, ce que les psychiatres ont repéré c’est quelque chose comme : le même est toujours autre. C’est assez caractéristique, la patiente du cas princeps d’illusion des sosies, on lui présenta sa fille cent fois dans la journée, et elle disait : ” J’ai eu affaire à cent sosies différents de ma fille, ce n’est pas ma fille, c’est un sosie “. On a appelé cela le syndrome d’illusion des sosies ou syndrome de Capgras. Quand il est apparu, cela a fait gamberger les gens, c’était en 1923. Et en 1927, COURBON et FAIL voient arriver la malade dont je vous parlais tout à l’heure, qui reconnaissait toujours le même à travers ses différents autres. Et ils se sont dit : logiquement c’est l’inverse du syndrome de Capgras. Vous voyez comment là, la structure du langage la plus élémentaire soutient des différences articulables de syndromes psychotiques qui sont livrés à l’état pur et séparément.
Dans l’illusion des sosies, le même est toujours autre. Et dans le syndrome de Frégoli, l’autre est toujours le même. Ce n’est pas rien, le fait d’isoler des systématisations délirantes minimales, foc alisées sur des structures aussi simples dans leur formulation logiques .
Je n’ai pas le temps de vous développer tous les aspects du syndrome de Frégoli, mais pour aller à l’essentiel, ce qui est remarquable, c’est que les syndromes comme l’automatisme mental, comme le syndrome d’illusion des sosies, comme le syndrome de Frégoli, ont été découverts à une époque extrêmement féconde de la psychiatrie française en particulier. Là dessus, en 1936, et en 1946, Lacan sort de sa poche le stade du miroir. Si vous interrogez les gens sur le stade du miroir, vous constaterez facilement que tout le monde pense que le stade du miroir est du au génie de LACAN ce qui est vrai d’ailleurs, à ceci près, qu’il ne l’a pas sorti seulement de sa poche. En réalité quand on regarde d’un peu près la clinique, de l’automatisme mental, la clinique que nous livre les syndromes tels que celui de l’illusion des sosies ou de Frégoli, on aperçoit ce que LACAN a remarquablement théorisé, il l’a fait en ramenant les fils de plusieurs phénomènes différents à un phénomène fondamental, qu’il a caractérisé dans la conception du stade du miroir.
Ensuite, il est allé un tout petit peu plus loin dans l’élaboration de ce stade du miroir. Vous savez que plus tard, il a été amené à définir la forme spéculaire, la forme dans le miroir, qui donne consistance à notre corps,à notre corps de névrosé, en tant que nous l’imaginons comme un. Il n’est pas du tout un ce corps, mais nous l’imaginons comme un, parce que nous refoulons, nous tempérons la jouissance de ce corps.
Plus tard, dans son enseignement, après le stade du miroir, LACAN a écrit la formule de l’image spéculaire sous la forme d’une écriture extrêmement simple : i(a). Qu’est ce que i(a) ? Sans trop entrer dans les détails, ça indique ceci : nous ne nous reconnaissons nous-mêmes, nous ne pouvons nous orienter par rapport à notre image( et vous savez qu’il n’y a que ça qui nous oriente dans la vie, pratiquement) , qu’à la condition de ne pas jouir. C’est d’ailleurs ce que disent généralement les névrosés, quand ils ne vont pas bien, et qu’ils viennent sur le divan, ils disent : ça ne va pas, je m’ennuie, ou bien je fais ceci ou cela pour différentes raisons. Effectivement, ce qui caractérise le fait que l’image spéculaire soit reconnaissable et constituée, c’est que comme je vous le disais, nous n’identifions pas. Et plus précisément, grâce à ce que Lacan a théorisé, nous pouvons dire : nous n’identifions pas l’objet que Lacan nomme a, nous n’identifions pas cet objet, dont cette image spéculaire est faite pour symboliser le refoulement.
Je dis symboliser car l’image du corps est bien le symbole de quelque chose. Qu’est ce que c’est qu’un symbole ?C’est une chose qui est mise à la place d’une autre, et qui la représente. Nous pouvons tout à fait dire que l’image du corps, dans la mesure ou elle est constituée comme image, dans la mesure ou nous y croyons, où nous l’aimons, où nous en sommes amoureux, dans la mesure où elle fonde le narcissisme, où elle n’est pas délitée et décomposée comme dans le syndrome de Frégoli- parce que dans le syndrome de Frégoli, il y a cet aspect tout à fait important que le corps de la malade est complètement décomposé, puisqu’elle dit : c’est Robine qui commande mes gestes, c’est Robine qui a mes yeux, etc, etc. nous avons donc affaire à un corps complètement démantelé.
Ce qui commande au contraire l’unité sous laquelle nous percevons l’image du corps, c’est qu’elle est le symbole de quelque chose , elle est mise à la place de cet objet que nous n’identifions pas. C’est parce que nous n’identifions jamais l’objet en tant que névrosé que nous pouvons reconnaître l’image spéculaire et à l’inverse, c’est parce que le sujet dans la psychose( et encore on peut se demander si on peut parler de sujet dans la psychose,), en tous cas le malade ou la malade, dans la psychose ne peut reconnaître en aucun cas son image spéculaire : soit il va dire comme dans le Cotard qu’il n’a plus d’organes, qu’il n’a plus de trous, qu’il n’a plus d’orifices, soit il va dire comme dans le syndrome de Frégoli : mon regard a été pris par Robine, mes yeux…etc. Elle me force à faire des gestes etc le sujet dans ce cas là ne peut plus reconnaître mais en revanche, il identifie.
Et ce qu’il y a donc de remarquable dans le syndrome de Frégoli, c’est qu’il nous présente, de façon parfaitement épurée en structure, quelque chose qui est présent dans toute psychose finalement, c’est à dire une identification de l’objet. Dans le syndrome de Frégoli, c’est parfaitement clair, puisque cet objet il est désigné comme un, comme le même, comme un nom propre, un nom qui n’a pas de signification (Robine dans le cas princeps), et toujours le même nom propre. Le syndrome de Frégoli nous donne à l’état isolé, quelque chose qui est souvent beaucoup plus éclaté dans d’autres psychoses.
Dans le transsexualisme par exemple, le transsexuel quand il s’agit de la forme psychotique, du transsexualisme, dit exactement la même chose que dans le Frégoli, c’est à dire qu’il est persécuté par un UN qui est toujours le même et cet un, il exige qu’on le nomme et qu’on le lui donne .Vous savez que les transsexuels demandent régulièrement et de façon impérative qu’on change leur prénom( je passe sur la différence entre le nom et le prénom, il s’agit quand même de nomination). Ils demandent qu’on leur donne le nom de cet objet un et toujours le même, qui les persécute, et au titre de quoi ? au titre de ce que régulièrement, ils expliquent qu’ils ne sont pas , qu’ils n’incarnent pas une femme, mais La Femme, la seule, la véritable, La Femme réelle. Et les transsexuels disent régulièrement que les femmes de la réalité sont des semblants de femme. Exactement comme SHREBER dit que les hommes et les femmes qu’il voit sont des trucs torchés ” à la six-quatre-deux “, mal fichus, mal fagotés, pas réels. Alors que le transsexuel dit en général : ” La femme, c’est moi. Et il ne dit pas ça dans le sérénité, il dit cela dans le morcellement d’un corps dont il est en train de rattraper les morceaux qui fichent le camp.
Vous voyez que cet aspect d’identification de l’objet comme tel, entraînant corrélativement un délitement de la reconnaissance, cet aspect là, le syndrome de Frégoli en donne une illustration clinique parfaite, et c’est ce qui le rend très étonnant.
Seulement, pour revenir à ce que je disais au début, les psychiatres n’ont pu découvrir l’intérêt de ce syndrome et même découvrir sa structure qu’en écrivant les propos de leurs patients, en mettant cela par écrit. Et d’une façon plus générale, on remarque qu’en clinique, on n’a pas du tout le même abord des choses, en tous cas, certainement quand on commence, après les choses se présentent peut être un peu différemment, mais on n’a pas du tout le même abord des choses selon qu’on les prend à partir de ce qu’on a cru en recevoir et en comprendre, ou à partir de ce qu’on en écrit. On est souvent tout étonné en relisant les écrits cliniques, en relisant avoir noté des choses que l’on avait pas vues au départ.
Alors, pour ce qui me concerne dans ce genre de clinique, quand on a l’impression de comprendre -LACAN l’a souligné souvent- La difficulté pour nous, et l’intérêt de cette clinique, c’est que de fait, on n’y comprend rien, et c’est ce qui donne la chance aussi d’être un peu moins bête qu’on l’est, parce qu’on se protège comme ça c’est pas un défaut, on ne peut pas faire autrement. Mais avec des syndromes comme ceux-là, disons que ça nous lave un peu de cette compacité avec laquelle nous nous précipitons littéralement pour comprendre les choses. Là, c’est impossible. Ecoutez un transsexuel par exemple ?ou un paranoïaque, qui vous parle de son image du corps, eh bien, vous ne comprenez pas très bien.
J’ai eu l’occasion, il n’y a pas longtemps, d’avoir un entretien avec un sujet paranoïaque, qui présentait cette caractéristique qu’il percevait facilement que l’image de son corps ne tenait pas . Lorsque je lui demandais s’il lui arrivait de se regarder dans un miroir, il me disait non et lorsqu’il m’expliquait sa problématique, il apparaissait que ce sujet passait son temps à se transférer d’un lieu à un autre, il était toujours en train de se transporter, c’est à dire qu’il ne pouvait pas supporter la coexistence de ses différents morceaux dans un même temps et dans un même lieu, il ne pouvait se supporter que dans la mesure ou il se déplaçait. Donc, il était sans arrêt en train de programmer des déplacements : de chez lui à une station de métro, de telle station à telle autre, puis de la station à l’hôpital… il faisait en permanence tout un circuit articulé à ceci qu’il ne pouvait pas tenir en place.
Une dernière chose : i(a) et le stade du miroir, LACAN ne les a donc pas sortis comme ça. LACAN connaissait cette clinique. Dans une thèse qui est due à une certaine Mlle DEROMBIES, une personne fort intelligente, en 1935, une thèse sur l’illusion des sosies, elle cite une observation des sosies qui lui a été prêtée dit-elle par le docteur LACAN.(…)La structure de i(a) et du stade du miroir c’est difficile à repérer chez les névrosés. Par contre dans un syndrome comme celui de Frégoli, vous avez le nom d’un coté, vous avez l’image d’un autre coté, puisque le malade dit : ” Lui, c’est pas lui, c’est Robine “, donc, l’image et le nom sont disjoints, l’image tombe d’un coté, le nom d’un autre et puis l’objet tombe d’un troisième coté, il est parfaitement visé, c’est Robine. C’est un objet autonome, xénopathique, un, toujours le même. Ces coordonnées là,(le nom, l’image, l’objet), repérer leur incidence dans la névrose, c’est beaucoup plus difficile parce que l’image est tellement faite pour méconnaître l’objet, qu’il faut souvent toute une analyse, et encore, pour qu’un sujet soit capable soit en position d’articuler un peu quelque chose de cet objet qui le mène. Ce qui fait qu’on peut soutenir, c’est ce que j’essaie de faire dans ouvrage qui va paraître, que cette écriture que LACAN a produit l’image spéculaire notée i(a), qui ne tient que par l’opération que symbolise le nom propre( c’est à dire la castration), ces coordonnées de l’image spéculaire, il y a fort à parier que LACAN les a trouvées dans les psychoses, mais à l’état séparé, disjoint, dans ces syndromes comme le syndrome de Frégoli, ou le syndrome de l’illusion des sosies.
Prenez aussi l’automatisme mental dont LACAN faisait grand cas, il est clair que ce qui le définit fondamentalement, c’est une structure en écho, c’est à dire le fait que le sujet reçoit directement son message de l’Autre, sans inversion , ce qu’on appelle le syndrome SVP ” salope-vache-putain “, ” tu fais ceci, tu fais cela, maintenant tu vas dans telle pièce. ” là, il n’y a pas de forme inversée : le sujet est directement articulé à l’autre mais cet écho de la pensée, cet automatisme mental c’est clairement une des sources de Lacan dans la mise au jour du stade du miroir. Puisque le stade du miroir, la reflexion spéculaire, c’est précisément le dispositif en écho qui tempère, qui permet de méconnaitre la srtucture reduplicatoire élémentaire de l’automatisme mental et de la psychose, c’est-à-dire de l’objet. Et il me paraît tout à fait avéré que l’automatisme mental de DE CLEREMBAULT a donné à LACAN, avec ce syndrome que j’évoquais, des fils dont il a eu le génie de reprendre la trame. Il a lié tout ça dans une élaboration tout à fait inédite, tellement inédite d’ailleurs que nous n’en tenons pas grand compte.
Il est vrai qu’il peut sembler difficile de saisir ce que LACAN énonce : or, ce qu’il énonce, c’est aussi d’une grande lisibilité, d’une lisibilité élémentaire, à partir du moment où on veut bien faire l’effort de ne pas trop vite chercher à reconnaître ce dont il s’agit et accepter d’en passer par ce que disent les malades.