Roland Chemama
J’ai choisi, à l’occasion de cette conférence dans votre université, de vous parler de ce que la psychanalyse nous apprend à propos du savoir.
Il ne s’agit pas – je vais d’abord insister là dessus – il ne s’agit pas de vous proposer une sorte de condensé des connaissances auxquelles la psychanalyse serait parvenue. Pour une personne qui n’aurait jamais réfléchi aux questions que je vais poser aujourd’hui, les choses pourraient paraître simples. La psychanalyse serait une discipline qui aurait constitué un savoir sur l’inconscient, sur les pulsions, sur le complexe d’Œdipe, que sais-je encore? Et ce savoir, elle pourrait le transmettre. Les choses seraient en somme comparables avec ce qui se passe en ce qui concerne la physique, la chimie, l’histoire, disciplines qui ont constitué un savoir portant sur les propriétés de la matière ou sur les civilisations qui précédaient la nôtre.
Ce n’est pas comme cela, pourtant, que je compte prendre les choses aujourd’hui. Je ne mettrai pas l’accent sur l’idée d’un savoir nouveau que nous apporterait la psychanalyse, mais sur le fait qu’elle nous amène à rectifier notre conception du savoir, et donc forcément aussi notre conception de sa transmission.
Je vais partir d’une façon assez abrupte. Et je vous dirai que pour la psychanalyse le savoir qui importe avant tout, c’est le savoir inconscient. L’inconscient lui-même, en effet, peut se définir comme un savoir. C’est cela qu’il faut souligner d’emblée, c’est de cela qu’il faudra examiner les conséquences.
Que l’inconscient soit un savoir, est-ce clair depuis le début, depuis Freud? Ce n’est sans doute pas énoncé aussi précisément. Mais il suffit d’être un peu attentif.
Ouvrons par exemple l’Interprétation des rêves, que Freud considérait comme l’un de ses deux livres les plus importants. L’Interprétation des rêves commence par un chapitre où Freud se réferre à un certain nombre de médeçins qui avaient écrit avant lui sur le rêve, et qui avaient pu saisir qu’une mémoire inconsciente y travaille, une mémoire qui fait revenir des souvenirs dont le sujet ne pensait pas pouvoir disposer. Joseph Delbœuf, par exemple, qui est un médeçin belge de la seconde moitié du XIXème siècle, avait fait en 1862 un rêve où apparaissait le nom latin d’une plante particulière, un nom qu’il ne pensait pas connaître. Mais il s’apercevra deux ans plus tard qu’il l’avait recopié sous la dictée deux ans avant son rêve, ce qui en 1862 ne faisait pas partie de son souvenir conscient. Comment comprendre alors la place que Freud donne à ce genre de phénomènes? On pourrait penser qu’il ne s’agit pour lui que de s’appuyer sur des travaux antérieurs, dont le rappel contribuerait à faire mieux accepter ses propres conceptions, même si par ailleurs des auteurs comme Delbœuf sont très éloignés d’une théorie du refoulement. Mais on peut sans doute, rétroactivement, comprendre ce genre de références d’une façon un peu différente. Il me semble qu’elles orientent d’emblée l’idée que nous pouvons nous faire de l’inconscient.
La première chose, bien sûr, c’est que cet exemple nous introduit tout de suite à l’idée que le savoir du sujet va au delà de ce qu’il pourrait croire. Il y a là un savoir, mais ce savoir ne se sait pas. Ce simple fait pourrait déjà suffire à nous éviter de tomber dans la prétention, dans la fatuité qui est la notre habituellement, quand nous pensons posséder un savoir quand nous en faisons étalage. L’idée que de toutes façons nous ne savons pas quelles sont les limites exactes de notre savoir, et que ce savoir, d’ailleurs, n’attend pas notre décision consciente pour se constituer, cette idée devrait nous éviter de jouer les petits maîtres.
La deuxième chose qu’il faut noter, la deuxième chose qui nous importe ici, c’est que dès cette époque l’idée de souvenirs inconscients est liée à celle d’une inscription, une inscription comparable au tracé des lettres sur le papier. Et dans la suite du livre, lorsque Freud rapporte ses propres rêves pour illustrer l’idée que le rêve constitue la réalisation d’un désir on pourra attacher la plus grande importance à ce qui pourra se présenter comme des écritures. Ainsi par exemple le célèbre rêve de l’injection d’Irma, où Freud se justifie des reproches qu’on pourrait lui faire d’avoir mal soigné cette patiente s’achève sur le mot de triméthylamine, qui est un produit entrant dans la composition du sperme. Freud voit alors la formule de la triméthylamine devant ses yeux, écrite en caractères gras. Ce qui , en dernier ressort, dans le travail inconscient du rêve, articule au mieux les questions de Freud ce serait alors cette formule, cette inscription. L’inconscient, en somme, est fait, tout comme le discours de la science, de ces petites lettres qui peuvent s’imprimer, revenir à différentes places dans un même texte, prendre différents sens ou différentes valeurs. Lacan a pu dire à partir de là que le sujet sur lequel nous opérons en psychanalyse c’est le sujet de la science. Disons que cette dimension de l’écriture confirme la nature de savoir qu’il faut reconnaître à l’inconscient.
Quels sont les éléments de ce savoir, quel en est le fonctionnement? Je viens de parler de lettre et de répétition. Les deux, pour la psychanalyse, sont étroitement liés. Je crois nécessaire de vous en dire un mot.
Un des exemples les plus connus, en ce qui concerne le statut de la lettre dans l’inconscient, c’est celui qui a été développé par Lacan et par Serge Leclaire à partir du cas de L’homme aux loups, dans lesCinq Psychanalyses, de Freud. Vous vous souvenez de ce patient dont l’analyse est centrée sur un rêve de loups, des loups qui le regardent, et qui pour Lacan renvoient à une scène originaire où ce sujet aurait vu, à un an et demi ses parents faire l’amour. La lettre, dans le cas de l’homme aux loups, c’est d’abord un chiffre, le 5. Enfant, l’homme aux loups souffrait, à cinq heures de l’après-midi, d’accès de fièvre, puis quelques années plus tard d’accès de dépression. Freud établit assez vite que cinq heures, c’est sans doute l’heure de cette « scène primitive », dont je viens de parler. Mais par ailleurs ce chiffre se répète. Parlant des loups de son rêve le sujet dit qu’ils étaient six ou sept, mais n’en dessine que cinq. Et Freud va plus loin. Il dégage la présence du chiffre romain V, de la lettre V, dans un tout autre souvenir, celui où le patient, enfant, est saisi d’une peur terrible d’un papillon qui s’était posé sur une fleur : « Le patient remarqua que l’ouverture et la fermeture des ailes, lorsque le papillon était à l’arrêt, auraient fait sur lui cette impression inquiétante. Il en aurait été comme d’une femme ouvrant les jambes, et les jambes donneraient alors la figure d’un V romain, heure, comme on sait, à laquelle, dans les années où il était petit garçon déjà, mais même encore maintenant, un assombrissement de son humeur avait coutume d’intervenir.» Je ne m’arrèterai pas sur ce que Lacan puis Leclaire ont pu faire valoir à partir de cela, mais on peut dire que cette lettre V ne cesse de se répéter dans l’existence de l’homme aux loups. Loup d’ailleurs en allemand se dit Wolf, c’est à dire que le mot commence par cette lettre redoublée. Et on peut ajouter, entre autres choses, que le sujet n’a pas eu affaire qu’à des loups de rêve. Toute sa vie il a eu des démélés avec des gens qui s’appelaient Wolf ou Wulff et je pense chacun, même sans faire une psychanalyse peut avoir l’occasion de repérer dans sa vie des répétitions de ce type.
Avançons, à partir de cela, encore un peu. Il y a un savoir inconscient, un savoir qui s’organise autour d’éléments littéraux qui se répètent. Mais quelle place ce savoir a-t-il dans la vie du sujet?
Eh bien ce que la psychanalyse repère c’est que c’est ce savoir là qui nous guide, c’est lui qui oriente notre perception et nos choix, lui et non pas ce que nous nous représentons comme raisons d’agir. C’est ce savoir qui nous oriente, c’est lui qui nous fait distinguer, sans bien sûr que nous nous en rendions compte, ce que nous apprécions et ce que nous rejetons. Bref, c’est lui qui fraie les voies vers notre jouissance.
De quelle nature cependant est cette jouissance? On pense tout de suite bien sûr à la jouissance sexuelle, qui se trouve évoquée dans ce que dit l’homme aux loups du souvenir du papillon. L’homme aux loups était d’ailleurs toujours ramené à désirer des femmes vues dans une certaine position, à genoux et le dos à l’horizontale, le jambes formant ainsi précisément un V renversé. Ceci dit vous savez aussi que la jouissance sexuelle ne s’exprime pas forcément directement, qu’elle peut se trouver refoulée et revenir dans un symptôme. Il faut prendre ici le terme de jouissance dans un sens sans doute assez différent de celui auquel nous sommes habitués.
Il le faut d’autant plus qu’il y a encore quelque chose à dire sur tout cela. Non seulement peut-on dire, le savoir fraie les voies vers la jouissance, mais d’une certaine manière il est totalitaire. Il ne s’occupe que de ça, de ce qui peut nous faire jouir.
Cette idée vous étonne peut-être. Certains rappelleront ici que dès sa première théorie des pulsions Freud avait dans l’idée quelque chose que nous pouvons nous représenter comme un conflit psychique, un conflit entre le désir et l’interdit, et que si ce conflit est inconscient, l’inconscient doit bien aussi inclure en lui la dimension de ce qui viendrait limiter la jouissance. Mais il est assez clair que le sujet ne renonce à une satisfaction que par peur d’en perdre une autre, l’amour des parents par exemple. Il faut d’ailleurs aller plus loin. On perçoit assez facilement par exemple que la soumission au père, ou plus tard au maître, peut être connotée d’une certaine jouissance. C’est même là ce qui fait le fond de notre masochisme ordinaire. Encore faudrait-il, pour le théoriser, renvoyer à la théorie de la pulsion de mort. Vous savez en effet qu’après avoir énoncé sa première théorie des pulsions Freud a du en venir à une deuxième théorie, selon laquelle quelque chose au niveau pulsionnel tend vers l’auto-destruction, quelque chose tend vers la mort. Généralement la pulsion de mort apparaît d’ailleurs intriquée avec la pulsion sexuelle. Eh bien c’est sans doute de cette intrication que vient rendre compte le concept de jouissance, cette jouissance à quoi nous mène le savoir inconscient.
Il faut alors en venir à une autre idée. Si le savoir inconscient est ainsi totalitaire il doit se définir comme niant ce qui viendrait faire limite, faire coupure. Ainsi, ce qu’il tend à éviter c’est notamment de reconnaître comme telle l’opération de la castration. Notons d’ailleurs que les différentes façons de contourner la castration pourraient nous servir à struturer le champ de la clinique : nous pourrions dire ainsi que le psychotique forclot la castration, qu’il la rejette radicalement,que le pervers la dénie tout en la reconnaissant, et que le névrosé lui aussi tente de l’éviter à sa façon. Je n’entrerai pas cependant dans ce type de distinctions, peut-être un peu particulières par rapport au thème de cette conférence.
Sans doute faut-il d’ailleurs surtout, au point ou nous en sommes, rectifier un éventuel malentendu. Peut être en effet avez-vous l’impression qu’en parlant du savoir inconscient je vous parle seulement du sujet individuel, d’autant que je viens de me référer à ce qui constituerait les formes pathologiques de la subjectivité. Il me faut alors répondre deux choses. D’abord névrose, psychose, perversion ne sont pas à prendre essentiellement comme des pathologies, mais comme la façon dont le sujet s’inscrit dans le registre de discours qui est le sien. Ensuite entre ce qui constitue une organisation subjective individuelle et une organisation collective il y a une certaine homologie.
Qu’est-ce que je veux dire? On pourrait aborder cette thèse générale de bien des façons. Mais restons en à la question du savoir. Est-ce qu’il n’est pas clair, quand on considère par exemple l’histoire des sciences, que le travail théorique porte en lui même, au moins au départ, une certaine forme de n’en rien vouloir savoir. Ce n’est pas un hasard si Gaston Bachelard, un des plus grands épistémologues français de ce siècle, a pu être amené par son travail même d’historien des sciences, à l’idée d’une psychanalyse du discours scientifique. C’est que les différentes disciplines scientifiques n’ont pas été tout droit à la construction d’objets théoriques articulables dans le cadre du jeu littéral de la science moderne. La chimie n’a pu naître que dans une rupture toujours difficile avec l’alchimie, où se sont cristallisés, pendant des siècles les rêves de toute puissance, c’est à dire là aussi une recherche de la jouissance et un ne rien vouloir savoir de ce qui constitue le chemin aride de la connaissance.
*
Peut être me direz vous cependant que tout cela ne constitue précisément qu’une étape dépassée pour la science. Alors, si vous le préférez poursuivons notre chemin en restant plutôt centrés sur la psychanalyse.
Quelle est la position subjective du sujet par rapport au savoir? Peut-on par exemple supposer qu’il y ait, pour le sujet humain, désir de savoir, au sens d’un désir d’acquérir des connaissance nouvelles – d’acquérir, disons, un savoir objectif, un savoir scientifique? Mais déjà pouvons-nous penser que son savoir insu lui-même, le sujet veuille vraiment savoir ce qu’il est, veuille savoir comment il fonctionne?
Freud, d’une certaine façon, le pensait. Il réferrait ce désir de savoir à la curiosité sexuelle de l’enfant. C’est parce que l’enfant veut comprendre les mystères de la sexualité et de la procréation qu’il devient un petit chercheur. Plus tard ce désir sublimé peut être au fondement de ce qui l’oriente vers la connaissance ou vers la culture. Et dans la cure elle même Freud pensait que le sujet serait toujours intéressé par les explications qu’il pouvait lui donner, des explications parfois très proches de l’élaboration thérique elle même. Ce qu’il ne percevait pas très bien, sans doute, c’est que le désir dans l’affaire, était surtout de son côté. Le supposé désir de savoir du patient ne faisait que répondre à son propre désir d’éclairer la nature de l’inconscient.
Que s’est-il passé depuis? Les psychanalystes se sont aperçus – et Lacan n’a pas été pour rien là dedans – que ce type d’explication n’avait guère d’effets sur le sujet. Le patient, à qui l’on expliquait tout sur ce qu’il avait pu désirer ou haïr dans son enfance se récriait, ou adoptait un sourire poli. mais ce n’est pas cela qui venait dénouer quoi que ce soit. En revanche souvent un jeu de mots, un énoncé polysémique, une phrase énigmatique avait des effet non négligeables. Bien sûr la théorie freudienne permettait aussi de rendre compte d’effets de ce type. Mais Lacan systématisa les choses et fit valoir de quelle façon les déterminations inconscientes circulent sur des rails qui sont ceux du langage lui même, sur l’axe double de la métaphore et de la métonymie.
Comment le sujet peut-il se repérer ici? D’une certaine façon il se trouve dépossédé des significations que la pratique antérieure lui proposait. Son symptôme n’est plus une réponse qui se comprend bien à une situation de son enfance. Il est déterminé par un discours qui le dépasse de toutes part, il est déterminé par des signifiants qui lui viennent de l’Autre, de l’Autre comme lieu du langage. Mais en même temps un inconscient conçu à partir du signifiant n’est pas un inconscient totalement déshabité. Des personnes concrètes peuvent avoir incarné le grand Autre dans l’histoire du sujet. Et puis il y a aussi la voix, toujours liée au signifiant et source d’une jouissance toujours possible.
On ne peut pas, cependant, en rester là. Ce que j’ai du évoquer pour vous parler du savoir inconscient, c’est la dimension de la lettre plus que celle du signifiant. Ce qui subsiste dans l’inconscient, ce sont des lettres, des lettres qu’on peut certes concevoir comme des lambeaux détachés de l’articulation signifiante, mais qui dès lors se répètent identiques à elles mêmes avec certaines propriétés très particulières par exemple au niveau syntaxique. Or cette dimension de la lettre est plus aride que celle du signifiant. Elle n’a pas les mêmes effets de sens. Elle n’est pas sonorisée, elle n’implique pas la présence d’un individu concret comme celui qui profère une énonciation. D’une certaine façon le sujet ne peut plus s’y reconnaître. Nous allons revenir là dessus. On peut en tout cas supposer qu’à un savoir ainsi conçu le sujet n’adhère pas spontanément, beaucoup moins spontanément que Freud pouvait croire. Et il ne suffit pas ici d’analyser ses résistances personnelles. C’est à une difficulté beaucoup plus large que nous avons affaire. Sans doute le savoir qui nous porte vers la jouissance fonctionne-t-il plus aisément lorsque le sujet ne s’embarasse pas d’essayer de l’éclairer. Serait-il alors abusif de nous demander si celà n’est pas valable dans la plupart des domaines, si le sujet humain n’a pas tendance à éviter toute connaissance qui pourrait venir déranger son confort intellectuel. Après tout les moments de véritable innovation dans la connaissance ne sont pas si fréquents. Vous voyez – j’insiste là dessus – vous voyez ce que j’essaie de vous dire. Si ce qui prime pour nous c’est le savoir inconscient, ce n’est pas à la connaissance que nous nous trouvons poussés le plus spontanément.
*
Alors, ce que je vous dit là, je sais que cela n’est pas sans portée. Cela nous interroge très concrètement.. Ça interroge d’abord les psychanalystes. Les psychanalystes sont censés avoir fait une analyse didactique, c’est à dire en principe une analyse qui leur apprend quelque chose sur l’inconscient. Ils se réunissent ensuite en associations nationales ou internationales, ils organisent des colloques, ils publient des livres et des revues. Mais tout cela suffit-il à garantir qu’il y ait chez eux, qu’il y ait chez nous, un véritable désir de savoir, un véritable désir d’une connaissance un peu nouvelle? Ce n’est pas du tout sûr.
Revenons en effet à cette idée que dans les petites lettres qui insistent dans l’inconscient le sujet ne peut pas se reconnaître. Nous pouvons le dire d’une façon plus rigoureuse : il n’y a pas dans l’inconscient un signifiant qui viendrait dire ce qu’est l’être du sujet. Il y a manque, il y a castration, même si le savoir inconscient tente de contourner cette castration. Que se passe-t-il dès lors? À cette place où le signifiant manque le sujet se rassure avec un fantasme c’est à dire en mettant à la place du manque un objet qui va désormais causer son désir, un objet auquel il restera suspendu, cet objet auquel Lacan a donné le nom d’objet a. Alors est-ce qu’il faudrait parler de l’objet a? Disons seulement, pour faire vite que vous pouvez vous le représenter, très sommairement, à partir des objets partiels dont parle Freud, à partir du sein maternel, par exemple, ou de ce qui viendra s’y substituer. Eh bien, d’une certaine façon rien n’intéresse vraiment le sujet en dehors de ce qui évoque, d’une manière ou d’une autre, cet objet, rien ne l’intéresse en dehors de ce qui s’inscrit dans son fantasme, conçu comme rapport à cet objet. Tous tant que nous sommes nous devons bien nous rendre compte que nous sommes toujours à la recherche d’un même type d’objet. Même lorsque nous croyons vouloir connaître autre chose il n’est pas du tout sur que nous renoncions vraiment à cet objet.
Je crois que tout cela est assez clair dans les sociétés d’analystes, dont je parlais il y a un instant. On pourrait assez facilement suivre le fil des fantasmes de diverses natures qui les régissent. Par exemple le fantasme, dans l’enseignement, d’une communication enfin parfaitement réussie, c’est à dire, au fond, d’une communication ignorant la limite, la castration. Le fantasme également d’être le meilleur disciple, ou inversement le fantasme d’être sans maître, le fantasme d’auto-engendrement. Et puis bien sûr, dans l’organisation même des sociétés d’analystes, tous les fantasmes relatifs au pouvoir, ce qui pousse à dominer, mais aussi à se soumettre, l’amour de la grosse voix (la voix, c’est un des objets a), celle qui fait commandement, que sais-je encore? On voit comment ici le fantasme, dans son rapport d’ailleurs au savoir inconscient de chacun, vient faire obstacle au désir d’une connaissance nouvelle qui ne se réduirait pas à ces retrouvailles programmées avec ce qu’il y a en nous de plus répétitif.
Une remarque maintenant si vous voulez bien. J’ai pris ici les questions en m’interrogeant sur les sociétés d’analystes. Mais puisque j’assume tout à fait de poser les problèmes de cette façon, peut-être m’autoriserez vous à interroger aussi ce qui se passe ailleurs que dans le champ de la psychanalyse. Je sais par exemple que dans beaucoup d’universités, en France, les enjeux d’affiliation ou de pouvoir prennent vraiment beaucoup de place par rapport à ce qui serait un réel intérêt pour la connaissance. Alors peut-il dans le champ psychanalytique, à l’université, dans le champ social dans son ensemble, peut-il en être autrement? C’est sans doute sur cette question là que nous débouchons.
Cette question, sur laquelle je devrai être bref, on peut dire que Lacan l’a maintenue jusqu’au bout. Il est vraisemblable qu’elle était par exemple essentielle dans sa mise en place de la passe, c’est à dire d’un dispositif destiné à recueillir un témoignage sur le passage du psychanalysant au psychanalyste. En effet pour lui la passe devait permettre d’interroger la fin de la psychanalyse c’est à dire un moment où le sujet peut n’être pas pris de la même façon dans son fantasme, où il peut éventuellement devenir plus ouvert au désir d’un savoir nouveau. Mais il me semble pour ma part que si quelque chose doit se modifier à ce niveau, ce doit être tout au long de la cure.
` Quand quelqu’un fait vraiment une analyse, en effet, c’est tout au long de la cure que se modifie quelque chose du rapport au savoir inconscient. Un accident peut devenir autre chose que l’occasion d’une plainte. Il peut engager dans un véritable questionnement. Un rêve peut ne pas constituer seulement le matériel que le psychanalysant propose à la sagacité de son psychanalyste. Au fur et à mesure de la psychanalyse, les rêves s’accompagnent de plus d’associations, l’analysant les reprend davantage à son compte, il se trouve plus impliqué dans leur énonciation. On peut dire qu’il est plus engagé dans leur déchiffrage, ce qui permet de souligner que c’est aussi le rapport à la lettre qui se modifie. Est-ce exagérément optimiste? Il me semble qu’à la fin d’une psychanalyse c’est la lettre elle même qui peut valoir comme objet a, suscitant un intérêt nouveau de la part du sujet. Ces modifications, si elles ont lieu, sont sans doute corrélatives d’une reconnaissance de ce qui fait limite, ou encore de la dimension de la perte, de la castration, mais disons qu’elles constituent seulement une possibilité, une chance. Il faut bien le dire cela ne se passe pas ainsi dans tous les cas et nous ne comprenons pas forcément ce qui peut dans certains cas mieux que dans d’autres modifier le rapport spontané au savoir et à la connaissance.
Qu’en est-il maintenant hors du champ de la psychanalyse? Il est certainement difficile d’extrapoler. Lacan en tout cas prenait soin de distinguer, par exemple, le discours de l’université du discours du psychanalyste. Or le discours de l’université installe le savoir à la place dominante. Est-ce que cela permet pour autant que ce savoir ainsi conçu, ce savoir qui se présente volontiers comme un savoir sans faille puisse vraiment concerner le sujet? Durant une psychanalyse un savoir peut émerger dans la surprise, dans le lapsus par exemple. C’est apparemment ce qui est beaucoup plus difficile dans le discours de l’université et c’est pour cela que Lacan parlait d’antipathie des discours. Il est vrai en revanche qu’il y a au moins un texte où Lacan rapproche le désir du psychanalyste et le désir du professeur. C’est dans le séminaire sur L’angoisse. Le professeur, montre Lacan, découpe dans les enseignements. Ce à quoi il procède c’est à quelque chose qui évoque le collage ( pensez si vous voulez au collage dans l’art contemporain ). Eh bien si le professeur procède à ce collage en reconnaissant qu’il s’agit d’un ciollage, en n’étant pas trop soucieux du raccord, il a quelque chance d’évoquer ce manque que nous risquons toujours de dénier. Et j’ajouterai pour ma part qu’il fera la preuve qu’on peut enseigner sans être soucieux principalement de ce sur quoi un ensignement débouche trop souvent, à savoir une maîtrise.
Parce que c’est là-dessus, finalement, qu’il faut conclure. Devant le savoir nous nous plaçons trop souvent soit en position d’élèves, qui se contentent de répéter, soit en position de maîtres, soucieux surtout de nous assurer un pouvoir. Est-il possible qu’il en soit autrement? Il me semble que oui. Dans l’analyse, et bien sûr aussi hors de l’analyse. C’est assez rare, mais je crois que c’est avéré. Ça existe. Il y a des écrivains, des universitaires, des savants, des gens cultivés, des autodidactes – il y a aussi quelques psychanalystes – qui se consacrent, chacun à sa façon au déchiffrage de ce savoir textuel auquel nous avons tous affaire. De ceux-là nous pouvons dire ceci : qu’ils soient « littéraires » ou « scientifiques » on les reconnaît sans doute à ceci qu’ils vont à contre-courant de ce qui est prédominant dans l’état actuel de notre culture, à contre-courant de la recherche exclusive du pouvoir. Mais c’est précisément parce que nous savons qu’une telle démarche est rare que nous pourrons lui attribuer toute sa valeur.