Roland Chemama
Signifiant, lettre, objet : dans son intervention introductive Josiane Quilichini faisait remarquer que nous ne donnions pas forcément à ces termes la même acception. Évidemment nous préférerions nous entendre sur une signification plus assurée, qui nous serait commune, mais après tout, est-il vraiment sûr que ce serait préférable?
Le risque si les choses se présentaient ainsi, ce serait de croire, au moment où nous devenons Association lacanienne internationale, que les énoncés de Lacan constituent une œuvre achevée qui donnerait réponse à toutes nos questions. En réalité ce que nous appelons les concepts lacaniens ce sont surtout des éléments grâce auxquels nous pouvons poser nos questions, mais que nous avons aussi à questionner.
En ce qui me concerne, j’ai souhaité aborder le thème de nos journées à partir de la question de l’interprétation. C’est précisément une question à propos de laquelle une attitude paresseuse pourrait nous conduire à un certain conformisme pseudo-lacanien.
Je pense par exemple à ce que nous disons de l’équivoque. Nous rappelons souvent que c’est notre seule arme par rapport au symptôme. Donner du sens au symptôme ce serait le renforcer, c’est pour cela que nos interprétations devraient jouer sur l’équivoque du signifiant. Bien sûr je ne conteste pas la valeur d’ensemble de cette orientation. Mais quelle est la question essentielle? C’est celle de savoir où l’usage de cette équivoque peut être pertinent.
A quel moment la structure du sujet ou sa problématique singulière se présentent-elles de façon assez accentuée dans le transfert pour que l’équivoque ait vraiment une efficace? S’il ne perçoit pas ce type de problèmes l’analyste risque d’user de l’équivoque d’une façon trop systématique. À ce moment là non seulement ça n’a aucun effet, mais ça va conduire le sujet à se méfier de ce qu’il ne percevra plus que comme des jeux de mots sans pertinence.
Et puis il y a encore autre chose. Un texte de Lacan m’a toujours arrêté, un passage extrait du séminaire XI. C’est un passage où il dit que l’interprétation est d’abord significative, même s’il dit ensuite qu’il est essentiel que le sujet puisse percevoir, au delà de cette signification, à quel signifiant il est assujetti.
Il y aurait beaucoup à dire sur le temps significatif de l’interprétation. Par exemple il me semble qu’il y a des moments privilégiés, dans la cure, où il est important que le sujet perçoive un peu mieux à quel idéal il sacrifie. Si quelque chose n’est pas interrogé quant à cette idéalisation imaginaire en son lieu même – et donc au niveau des significations – il sera difficile d’aller plus loin.
Mais enfin vous voyez que tout cela, qui concerne le rapport signifiant-signifié reste un peu en deçà des questions d’aujourd’hui.
Je vais donc en venir, plus précisément, à la question du signifiant dans l’interprétation. Je vais l’aborder à partir d’un exemple connu de tous, l’oubli, par Freud, du nom de Signorelli. Le fait que ce soit un exemple connu de tous permet d’en faire une métaphore pour dire quelque chose de plus général.
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Donc, rapidement : Lors de l’un de ses voyages Freud ne parvient pas à retrouver le nom du peintre Signorelli. Cet oubli intervient au cours d’une conversation qui a d’abord porté sur les turcs de Bosnie. Au cours de cette conversation Freud a pensé à évoquer l’attitude de ces turcs par rapport à la sexualité. Pour eux quand la sexualité n’est plus possible la vie n’a plus de valeur.
L’oubli de Signor s’articule à cet incident, mais aussi, dit Freud, a des cheminements de pensée qui existent chez lui dans l’état du refoulement, pensées qui concernent la sexualité et la mort.
Évidemment Freud lui-même fait déjà la plus grande place à l’analyse du matériel verbal, et déjà au fait que dans Signorelli on peut entendre Signor. Signor, c’est la même chose que Herr. C’est “monsieur”, mais aussi “Seigneur” Ça renvoie aux médecins, auxquels les turcs de Bosnie parlent respectueusement, mais auxquels ils ne manquent pas, précisément, de dire ce qu’ils pensent d’une vie sans sexualité.
Lacan, reprend bien sûr tout cela et le pousse plus loin encore. Est-ce que Signor ce n’est pas aussi bien le maître absolu, la mort? Cependant nous ne pouvons pas en rester là. Dès lors que nous prenons en compte le signifiant comme tel nous avons la possibilité de situer les choses à divers niveaux.
Je fais là dessus une parenthèse. Le signifiant est-ce que nous savons bien ce que c’est? Ce n’est pas forcément la même chose que pour Saussure. Il me semble par exemple que pour parler de signifiant il faut qu’il y ait une certaine signifiance, c’est à dire ce qui ne peut être réduit à la signification.
C’est pourquoi il me semble que dans l’expérience c’est notre façon d’écouter qui constitue le Sa comme tel. Il arrive qu’un énoncé, qui apparemment a une signification bien précise, non polysémique, nous le reprenions en citant par exemple une autre occasion où il a été prononcé. Autrement dit nous le prenons au sérieux, nous sommes attentif au sériel.
La répétition d’un terme dans des contextes différents le détache de la signification mais peut accentuer sa signifiance. C’est là qu’il prend valeur de Sa.
Une autre question, concernant le signifiant c’est, pourrait-on dire, celle de sa dimension. Nous en avions parlé aux journées sur le bilinguisme à propos du proverbe. Le proverbe dans son entier peut constituer un signifiant. Inversement bien sûr une partie réduite du mot peut en constituer un.
C’est là qu’on peut en revenir plus précisément à Signorelli. Ce nom peut, dans l’analyse, être découpé, et cela peut aller jusqu’au point où disparaît, apparemment, la dimension significative. Lacan se sert de cette propriété dans le séminaire XII.
Là il met en relief Sig plutôt que Signor. Comment comprendre cette nouvelle interprétation? Il ne s’agit plus d’entendre dans Signorelli un “Signor” riche de sens. Ce qui se dégage ce serait un niveau de la lettre, ces trois lettres Sig, qui sont le début du prénom de Freud lui-même, et qui marqueraient la place de son désir et de son identification. Ainsi des lettres comme celles-ci, prises ou non dans un prénom ou un patronyme, ça pourrait constituer une sorte de signature du sujet qui pourrait circuler dans ses formations de l’inconscient.
Il faut bien dire qu’une telle représentation du travail de l’inconscient a quelque chose de fascinant. Elle a bien sûr une certaine pertinence. Les analystes savent bien l’importance des lettres du nom propre, que nous a rappelé Denise Vincent. Cependant, dans certaines conditions, cette fascination peut nous conduire à des impasses.
Par exemple à l’époque de ce séminaire XII Serge Leclaire a pu développer l’idée d’une sorte de nom propre inconscient. D’autres comme Durand de Bousingen ont chercher à décrypter une valeur universelle de telle ou telle lettre pour l’inconscient.
Mais au fond nous-mêmes, est-ce qu’il n’y a pas quelque chose qui nous pousse à penser que l’analyse progresse toujours dans le même sens, c’est à dire qu’on irait plus loin quand on va du signifiant à la lettre. Nous sommes assez tentés d’aller toujours chercher en quelque sorte la formule, les lettres qui se répéteraient dans l’existence du sujet.
Le problème, c’est que cela tend à constituer un savoir dont la communication à l’analysant n’a pas forcément un effet positif. Or ce qui m’intéresse ici, c’est de savoir ce qui pourrait avoir une valeur dans l’interprétation. Eh bien il me semble que le plus souvent le fonctionnement même de l’interprétation suppose que la lettre se resignificantise.
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Je pense ainsi qu’il ne faut pas forcément se représenter le travail sur le signifiant et la lettre comme toujours orienté dans un même sens. C’est pour cela, je dois dire, que j’avais beaucoup apprécié l’intervention de Charles Melman a la fin du séminaire d’été 2001.
D’une part en effet il critiquait fortement cette idée d’un nom propre inconscient, du type « poord’jeli » chez Leclaire. Ce nom propre n’est peut-être pas autre chose que le dernier refuge de notre narcissisme. Mais surtout Melman nous proposait aussi une nouvelle lecture de Signorelli qui ne tendait pas à tout rabattre sur le matériel littéral.
Il nous proposait plutôt – à partir du matériel littéral – d’entendre autre chose encore que ce que nous avions entendu jusqu’ici.
Beaucoup doivent se souvenir de son interprétation: Sig ignore éli. L’oubli du nom propre pourrait aussi bien renvoyer Freud à sa position par rapport à Éli, à Dieu, à la religion de ses pères. Déjà se faire appeler Sigmund, pour celui qui s’appelait d’abord Schlomo, c’est ignorer le Dieu de ses pères.
Enfin je ne vais pas m’y attarder. Si je parle de ça c’est que cela donne, me semble-t-il, l’équivalent de ce que nous pouvons avoir à faire dans notre pratique. Ça indique bien ce qui devrait constituer un double mouvement, du signifiant à la lettre, mais aussi de la lettre au signifiant. Nous savons bien sûr que la lettre, en tant qu’elle est tombé de la parole dans l’opération du refoulement, c’est ce dont l’inconscient est constitué. Mais il faut sans doute maintenir, en même temps, que c’est en tant que la lettre est remise en jeu dans des signifiants, et des signifiants qui peuvent avoir des effets de sens, que l’interprétation est possible.
En somme si vous me permettez de filer la métaphore ça produit plus d’effets de dire au sujet quelque chose comme Sig ignore Éli que de lui dire que les trois premières lettres du nom qu’il a oublié sont les trois premières lettres de son nom. Quand nous procédons ainsi la vérité du trait d’esprit vient balancer notre savoir.
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Peut on dépasser le clivage entre savoir et vérité? C’est au fond ce qui m’a semblé décisif en ce qui concerne notre usage de la lettre et du signifiant dans l’interprétation. Du coup ça m’a permis de m’orienter quant à d’autres questions qui concernent l’objet.
Sur l’objet je serai obligé d’être très rapide. Nous tenons pour acquis que l’analyse permet de ne pas en rester au niveau de l’image, celle de soi ou celle de l’autre, ce que nous écrivons i(a) et i'(a). Au terme de la cure le sujet percevrait que son être est fait de a, de cet objet même qui est l’objet de la psychanalyse.
Ce qui m’a cependant longtemps posé problème, c’est que certains sujets ne manquent pas de se présenter, dès le début de la cure, comme de purs objets. Objets de la jouissance de l’autre, ou encore réductibles à un déchet. Il me semble que notre social accentue cette dimension. La science appliquée nous habituant à tout manipuler c’est le sujet lui-même qui devient objet manipulable.
Lorsque ces sujets se décrivent ainsi, ou encore lorsqu’ils repèrent d’emblée la place que prend le regard dans leur subjectivité comme dans notre monde, est ce qu’ils sont, dès le début, au terme de la démarche? Évidemment non. Ce qu’ils disent d’eux comme objet n’a pas la moindre dimension de vérité.
En revanche, ce qui vient parfois déranger leur savoir c’est quand l’analyste a l’occasion de décentrer leur représentation objectale. C’est cela que vient permettre notre topologie. Par exemple Lacan montre bien dans le séminaire XII la réversibilité de la demande liée à la bouteille de Klein. Ça l’amène à dire par exemple qu’ « il n’y a point de fantasme de dévoration que nous ne tenions pour impliquant ( … ) cette inversion, et commandant le passage au fantasme d’être dévoré ». Or renvoyer quelque chose de cette inversion toujours possible ça a souvent des effets de vérité quant à la façon dont le sujet se vit comme objet.
Plus importante peut-être est ici la question du rapport de l’objet avec la lettre. Pour expliquer ce que je veux dire je vais là aussi me servir à titre d’apologue d’un exemple rebattu.
Supposons un sujet qui se reconnaît lui-même comme voyeur, comme regard présentifié. En même temps, cet homme, ça va être le célèbre sujet de Freud qui a élu comme fétiche un certain brillant sur le nez ( Glanz en allemand ). La seule chose qui aura un effet de vérité c’est qu’il perçoive, dans la surprise, que Glance, en anglais, ça veut dire regard.
Je suppose là qu’il savait bien sûr la place qu’avait pour lui le regard, mais qu’il est néanmoins surpris par la trouvaille littérale. Autrement dit c’est souvent dans la lettre, dans le jeu sur la lettre, que ce qui était su vient comme une vérité, et non plus seulement comme un savoir sur un objet trop présentifié.
Et donc pour conclure : Bien sûr, en tant que lacaniens, nous sommes sensibles au difficultés que pose une notion comme celle de lettre, par exemple. Nous tentons de parcourir l’œuvre de Lacan pour voir comment elle surgit, quel sens elle prend progressivement, etc. Mais ce qui me paraît le plus important, c’est qu’une notion comme celle-ci soit articulée à d’autres, comme celle de signifiant, ou encore d’objet.
Ce n’est que parce que ces notions jouent les unes sur les autres que notre pratique et notre théorie peuvent ne pas se figer dans un nouveau conformisme psychanalytique.