Tradouïre c’est ouïr, mais aussi écrire. Dans cet écart, la lettre peut être le témoin muet, trace, butée, point d’impossible ou d’invention.
Ecrire ainsi la tâche du traducteur – tradouïre – cela donne à entendre la nécessité de garder et du sens et du dire. Comment est-ce possible à l’écrit ? Lacan nous y oblige. Il nous oblige à maintenir « l’oralité du texte » pour reprendre ici un terme de H. Meschonic. Dans notre groupe de traduction nous nous sommes pliés à cet impératif et nous nous sommes mis à dire le texte, à le lire à haute voix. C’est à ce prix, celui de donner de la voix au texte, de céder quelque chose de la voix que tradouïre devient possible.
Peut-être sommes nous obligés de nous rendre compte avec Lacan que la traduction n’est pas seulement une affaire de passage d’une langue à l’autre, d’équivalences, du mot à mot, du sens, mais aussi de littéralité, de lettre et surtout de soumission au signifiant et à ses effets.
Si nous prenons cela au sérieux, alors je peux essayer de décliner la question :
Traduire est-ce interpréter ?
Quel type d’interprétation met-elle en jeu ?
La traduction d’un texte suppose-t- elle de le comprendre, d’en épuiser le sens ?
Ou bien alors c’est du passage d’une langue à une autre que l’interprétation est l’effet ? L’interprétation ne serait pas là avant, mais après. Parce que nous avons à nous plier à la logique signifiante, au heurt du réel de la lettre, à la structure du texte, son style, son rythme.
Quand je traduis je ne me demande pas à priori : qu’est-ce que ça veut dire ? Ou encore qu’est-ce qu’il veut dire ? C’est la grammaire, la ponctuation, parfois le rythme de la phrase qui m’amène à me poser cette question dans l’après coup de la lecture du texte dans l’autre langue, toujours à haute voix, j’y insiste encore.
La traduction ici ne se veut pas herméneutique du texte lacanien, mais témoigne de la prévalence de la lettre et du jeu du signifiant. Pour autant ce n’est pas une traduction au pied de la lettre mais plutôt une traduction qui prend en compte le réel de la lettre comme impossible. Ramener dans la traduction du texte de Lacan l’impossible comme catégorie logique nous éloigne d’une certaine traduction qui, face au réel de la lettre, travaille dans le deuil et l’impuissance.
Soyons clair, l’enjeu est la prise en compte de la propre théorie lacanienne du langage dans la tache dutradouÏre. Alors, tradouïre devient un exercice de perte et pas de n’importe laquelle : perte de l’ordre du réel de la lettre.
Traduire est-ce transmettre ? et à quelles conditions ?
Qu’est-ce qui peut faire transmission dans la traduction du texte de Lacan, par exemple ?
C’est une question difficile.
En traduisant la Troisième il nous a semblé que ce qui pourrait venir faire transmission était de rendre au texte son caractère d’énonciation, bien sûr, mais aussi d’exposer le lecteur brésilien à la virulence signifiante du texte de Lacan. Fabriquer un texte où les traces du travail de Lacan avec la langue ne soit pas effacé. Un texte qui suscite chez le lecteur brésilien la même vacillation subjective que chez le lecteur français. Pour le dire autrement, nous avons essayé de donner au lecteur brésilien un texte infecté où la traduction passe aussi par des jeux d’écriture qui rendent audibles l’équivoque.
Tradouïre n’implique alors ni une traduction littéraire, ni littérale mais dans la tradition de la lettre qui implique impossible et invention ?
Nous pouvons penser qu’il s’agit tout de même d’un pari difficile et périlleux quand nous abordons des concepts.
Mais il est curieux de constater ce que traduire Lacan au pied de la lettre ( pas dans la littéralité) produit comme effet de transmission.
Par ex : fantasme en français se traduit par fantasma en brésilien.
Cela pose des problèmes, car fantasma qui existe dans la langue courante brésilienne veut dire très exactement fantôme. Objet d’un grand débat au Brésil, la traduction consacrée reste celle de fantasmadéjà acclimatée dans la langue lacanienne locale. Qu’est-ce que ça donne au niveau de la transmission ? Cela donne ceci que je traduis du brésilien :
« Le bon symptôme surgit à la fin de l’analyse quand le sujet commence à se libérer de ses fantasmes, des choses qui viennent hanter le psychisme, et il a les moyens d’inventer pour lui-même quelque chose qui soit satisfaisante »
Que peut-on contre le savoir de la langue ? C’est bien connu, elle parle toute seule…
Aujourd’hui les traducteurs de Lacan ne sont pas dans le même type d’embarras que Laforgue voulant traduire Freud. Je reprends ici les remarques que Charles Melman faisait à ce propos dans « Laforgue ou les fils à deux têtes » : empêtré dans son transfert filial, Laforgue voulait bien traduire Freud en français à condition, bien sûr, qu’il renonce à son vocabulaire, à son génie, à sa pratique, à son dogmatisme. Je pense que l’embarras aujourd’hui est autre : celui de pétrifier les signifiants de Lacan dans une lecture anthropophage de sa phrase : « il faut passer par mes signifiants ». Bouffer des signifiants ne fait pas forcément transmission. Et le transfert à l’œuvre dans ce type de traduction est un transfert au maître étranger qui comme on sait a fait ravages et merveilles dans nos contrées. Mais je ne m’embarque pas là-dessus aujourd’hui.
Je préfère pour essayer de conclure vous raconter l’histoire de la rencontre, hélas ratée, d’un poète et d’un psychanalyste.
Le poète, Haroldo de Campos propose : pourquoi ne pas joindre un poète au travail des traducteurs de Freud ?
Le psychanalyste, J. Laplanche répond : « l’œuvre de Freud même si elle a des aspects poétiques reste une œuvre d’idées. Et une œuvre d’idées ne nécessite pas le même abord qu’une œuvre poétique ».
Le psychanalyste refuse toute forme de compromis et congédie le poète sans égards.
Quel dommage ! Car que fait Lacan traducteur ? On peut penser comme JP Hiltenbrand que Lacan est avant tout un théoricien, qu’il ne traduit pas, qu’il conceptualise. Mais de quelle façon ?
Quand il traduit Unbewust par une bévue, le Lacan traducteur est aussi un Lacan inventeur. Il recrée le concept comme les poètes recréent l’objet poétique. Cet élément poétique, cette pratique de la poésie, n’est peut-être pas suffisante mais elle est sûrement nécessaire pour que quelque chose de l’inconscient reste ouvert, pour que quelque chose de l’ordre de la transmission puisse opérer.
J’insiste, en tant que traducteur de textes psychanalytiques nous nous devons de produire des textes infectés, autrement dit des textes dans lesquels on n’efface pas la trace de l’opération poétique qui produit l’effet de sens.
Voilà le type de tâche impossible qui nous incombe.
Paris, avril 2004.
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1 Lacan, J., leçon du 12 mai 1971 du séminaire inédit :D’un discours qui ne serait pas du semblant.
Texte publié en octobre de cette même année dans le n°3 de la revue « Littérature » consacré au thème « Littérature et Psychanalyse »
2 Lacan, J., conférence prononcée à Rome en novembre 1974 lors du Congrès de l’E.F.P : Le Réel, l’éthique, les contrôles, in Interventions de J. Lacan extraites des Lettres de l’Ecole, document de travail, AFI.